Le juge n’est jamais lié par le rapport d’expertise. Oui, mais…
Dans les dossiers de dommage corporel et tout particulièrement de responsabilité médicale, la science guide la solution du litige.
Bien que de plus en plus spécialisées, les instances qui ont à connaître de ces dossiers ont nécessairement besoin de s’appuyer sur une base technique pour comprendre et juger.
Le caractère extrêmement technique de la matière accroit le poids du rapport d’expertise judiciaire, au point d’être suivi de façon quasi systématique par les juges.
L’expertise est donc le cœur du dossier de dommage corporel.
Le rôle de l’expert judiciaire est alors d’éclairer le juge sur le plan strictement médical :
En rappelant les règles de l’art et les données acquises de la sciences spécifiquement applicables au cas qui lui est soumis,
En étudiant scrupuleusement la conformité de la prise en charge,
En concluant à l’existence ou à l’absence d’une responsabilité,
En évaluant le préjudice.
Les experts judiciaires, de part leur formation et leur pratique intensive de l’expertise, connaissent souvent bien les règles médico-légales qui régissent la matière.
C’est la raison pour laquelle les rapports sont si souvent suivis par les juges. Oui, mais….
La maladresse, notion à la frontière entre la faute et l’aléa thérapeutique
Le concept de « maladresse » donne du grain à moudre aux différents professionnels intervenant dans les dossiers de responsabilité médicale, en raison de l’incompatibilité récurrente entre les conclusions expertales et le droit applicable.
Le professionnel de santé est tenu d’une obligation de moyen et non d’une obligation de résultat lorsqu’il pratique un acte médical, c’est-à-dire qu’il doit tout mettre en œuvre pour soigner le patient, mais que le défaut d’obtention du résultat attendu n’est pas fautif en lui-même.
De plus, il n’est responsable des conséquences dommageables de ses actes qu’en cas de faute (article L. 1142-1 du Code de la santé publique).
Il existe différents types de faute médicale permettant d’engager la responsabilité du professionnel de santé, incluant la faute technique, qui peut être qualifiée en cas de prescription inadaptée, de défaut de surveillance mais aussi de maladresse dans la réalisation de l’acte.
La notion de maladresse n’est définie ni par les textes juridiques, ni par la littérature médicale.
Cette notion fait référence à la lésion, à l’atteinte, d’un tissu ou d’un organe au décours d’un acte médical. Il s’agit des plaies, des éraflures, des perforations qui peuvent survenir lors d’une chirurgie ou de tout autre acte médical ou paramédical.
La jurisprudence en a progressivement érigé les contours au cours des années 2000 :
Introduction d’une présomption de faute lors d’une maladresse chirurgicale : la Cour de cassation pose le principe d’une responsabilité du médecin dès lors que la réalisation de l’acte médical effectué n’impliquait pas la lésion constatée et que le patient ne présentait pas une anomalie rendant son atteinte inévitable (Cass. civ. 1ère, 23 mai 2000, n°98-19.869 : section de l’artère poplitée moyenne au cours d’une ligamentoplastie ; Cass. civ. 1ère, 18 juillet 2000, n°98-22.032 : atteinte du nerf grand hypoglosse et du nerf lingual au cours d’une exérèse de la glande sous maxillaire droite)
La lésion est fautive si elle implique un organe ou une partie du cops non concernée par l’intervention « Attendu que l'atteinte, par un chirurgien, à un organe ou une partie du corps du patient que son intervention n'impliquait pas, est fautive, en l'absence de preuve, qui lui incombe, d'une anomalie rendant l'atteinte inévitable ou de la survenance d'un risque inhérent à cette intervention qui, ne pouvant être maîtrisé, relèverait de l'aléa thérapeutique » (Cass. civ. 1ère, 20 mars 2013, 12-13.900, inédit : perforation du grêle au cours d’une exérèse de tissu graisseux)
Le caractère fautif est écarté dans le cas où la lésion résulterait d’un risque inhérent à l’acte ne pouvant être maîtrisé (Cass. civ. 1ère, 1er décembre 2011, n°10-25.573 : Faute retenue par la Cour s’agissant d’une perforation de l'œsophage au cours d’une fibroscopie, alors qu’il existait une particularité anatomique pouvant expliquer la perforation, dès lors que l’expert n’a pas retenu qu’il s’agissait d’un risque ne pouvant être maîtrisé)
Le fait que la complication soit une complication connue de l’intervention pratiquée ne permet pas d’exclure la faute du chirurgien en l’absence de particularité anatomique rendant l’atteinte inévitable (CA Paris, 1ère ch Section B, 4 mars 2004, Gaz. Pal. 23 déc. 2004, p. 8)
L’atteinte doit avoir été causée par le chirurgien au décours de l’acte « mais l'application de cette présomption de faute implique qu'il soit tenu pour certain que l'atteinte a été causée par le chirurgien lui-même en accomplissant son geste chirurgical » (Cass. civ. 1ère, 26 février 2020, 19-13.423 : Contusion médullaire survenue au cours d’une cure de hernie)
Ainsi, la cour distingue deux hypothèses :
Lorsque la lésion concerne un organe ou une partie du corps non concernée par l’intervention, que cette lésion est survenue au décours de l’intervention et que le patient ne présente pas de particularité anatomique rendant inévitable cette lésion, la faute doit être retenue ;
Lorsque la lésion concerne la zone strictement visée par l’intervention, qu’elle résulte d’une particularité anatomique rendant inévitable la lésion, l’aléa thérapeutique doit être retenu.
Difficultés d’application pratique
Comme exposé supra, les professionnels de santé ont une obligation de moyen à l’égard de leurs patients.
Pour le praticien, la notion de maladresse peut sembler en contradiction avec cette règle, puisque son régime juridique implique in fine que le professionnel de santé doit avoir un geste impeccable, faute de quoi sa responsabilité pourrait être retenue.
Ainsi, même si le professionnel a repéré les organes sensibles préalablement à l’intervention, a conduit son geste en parfaite conformité avec les règles de l’art, a utilisé la méthode la plus adaptée, la lésion survenue dans les conditions ci-dessus exposées est fautive.
Cette apparente contradiction explique peut-être les difficultés auxquelles, tant les avocats que les juges (magistrats et membres des CCI), sont confrontées à réception du rapport.
On peut en effet lire, de façon récurrente et même au sein de rapports rendus par des experts largement habitués à l’exercice, que les praticiens mis en cause auraient commis « une maladresse non fautive », ou encore n’auraient commis aucune faute puisque l’intervention aurait été conduite conformément aux règles de l’art, malgré l’existence d’une lésion.
Plus grave, les critères dégagés supra ne sont que très rarement abordés, encore moins en globalité dans le cadre d’une démarche de qualification précise.
Ce qui conduit bien souvent à écarter au stade de l’expertise l’existence d’une responsabilité qui pourra finalement être retenue au stade de la décision.
Dans de nombreux cas, l’impact de cette qualification erronée n’aura que peu de conséquence, si ce n’est que les parties -autant patient que praticien mis en cause- auront entendu et intégré des explications et un raisonnement qui ne correspondra pas à la décision finale.
Face à ce problème et devant une jurisprudence étant bien établie, les juges ont tendance à s’écarter du rapport et à prendre une décision conforme.
Mais ce n’est pas toujours le cas. La familiarité des magistrats à cette matière hautement technique n’est pas uniforme, et certains dossiers présentent des spécificités qui peuvent faire perdre de vue le régime applicable.
La question s’est notamment posée pour une patiente ayant présenté une atteinte du nerf sciatique consécutive à une injection de valium réalisée par une infirmière en intramusculaire. Les experts judiciaires puis les experts désignés par la CCI avaient conclu à l’absence de comportement fautif de l’infirmière, sans se baser sur les critères jurisprudentiels relatifs à la maladresse. La CCI, constant l’absence de particularité anatomique et l’absence de complication inhérente au geste non maîtrisable, avait estimé que le geste réalisé par l’infirmière était fautif.
Dans le cadre d’un recours en annulation contre le titre exécutoire émis par l’Oniam qui s’était substitué à l’assureur dans ce dossier, le Tribunal judiciaire de Tours a été amené à juger le fond de ce dossier.
Refusant de faire application de la présomption érigée par la Haute Cour, le tribunal judiciaire a estimé « que l'atteinte survenue au nerf sciatique est inhérente à la technique utilisée – puisqu'elle en constitue une complication connue, quoiqu'extrêmement rare-, et ne peut être imputée à la faute du praticien.
S'il est indiscutable que l'atteinte au nerf sciatique trouve son origine dans le geste d'injection pratiqué par Madame X, l'ONIAM échoue toutefois à rapporter la preuve d'une faute commise par ce professionnel de santé, soit d'une maladresse fautive dans le geste d'injection, celle-ci ne pouvant être déduite de la seule l'atteinte au nerf sciatique qui en est résulté. » (TJ Tours, 16 mars 2023, RG n° 21/00627 – non définitif)
De même, très récemment, la Cour d’appel de Bordeaux a pu estimer que la perforation de la paroi du rectum survenue au cours d’une résection rectale par voie transanale devait être qualifiée d’aléa thérapeutique dès lors que les experts avaient exclu la faute, sans s’intéresser aux critères dégagés par la jurisprudence :
« Sur ce point, le Pr [W] indique dans son rapport que : 'cet aléa n'est pas la conséquence d'un non-respect des règles de l'art. L'intervention de STARR a été effectuée selon la technique classique, avec le matériel adapté. Il s'agit d'un accident médical non fautif'.
Le Dr [Y] indique quant à lui : 'nous considérons que ces actes et soins ont été consciencieux, attentifs et dispensés conformément aux règles de l'art et des données acquises de la science médicale'.
Ainsi, les deux experts indiquent chacun, très clairement, qu'aucun manquement, erreur, imprudence, maladresse ou négligence, ne peuvent être retenus à l'encontre du chirurgien ayant pratiqué l'intervention de STARR, ce dont il résulte que l'accident médical en cause est un accident médical non fautif. » (Cour d'appel de Bordeaux, 1ère chambre civile, 31 janvier 2023, n° 20/01205)
Ce contentieux semble donc avoir de beaux jours devant lui. Cependant, la récurrence de la question doit conduire à s’interroger sur le contenu des missions données aux experts, qui pourraient éventuellement intégrer précisément les questions permettant de caractériser la maladresse, mais aussi sur la formation des experts judiciaire en la matière.
La connaissance par les experts du cadre juridique est capitale afin de faire en sorte que le rapport d’expertise apporte l’éclairage nécessaire au magistrat. En matière de maladresse, ce travail reste globalement à faire auprès des experts, qui doivent intégrer dans leur raisonnement les critères utilisés par le juge pour aboutir à la décision, comme cela a pu être le cas notamment en matière d’infection nosocomiale par le passé.
En concluant à l’existence ou à l’absence d’une responsabilité,
J'utiliserai plutôt le terme "imputabilité"
En évaluant le préjudice. Et ici le terme" dommage "
Article très intéressant